Les risques du progrès moins redoutables que les progrès de l’obscurantisme
Il n’y a pas d’humanité sans progrès. Il est sa condition de possibilité. C’est pourquoi, contre les assauts désinvoltes, manipulateurs, démagogiques ou obscurantistes qui le menacent, nous devons veiller à faire vivre une critique progressiste du progrès.
Il faut saluer notre sensibilité croissante à l’égard de la qualité de l’univers domestique et des effets induits aussi bien sur notre santé que sur l’environnement par les nombreux produits qui trament notre quotidien. Les substances présentes dans notre alimentation, nos produits ménagers, peintures et revêtements, etc., font l’objet d’études de plus en plus poussées. Signe d’une prise de conscience collective vigilante, ce mouvement de préoccupation procède aussi d’une connaissance en constante augmentation, appuyée sur une chimie analytique toujours plus performante. De nouveaux risques sont identifiés. Nous devons être capables de les réduire.
Pour autant, ne prenons pas le risque du catastrophisme, de la désinformation et de l’obscurantisme. L’idée d’une vie sans risques est insensée. L’humanité doit la condition qui la distingue comme espèce à ses prodigieuses capacités de connaissance. Par elles, notre espèce est devenue de plus en plus dépendante d’un arsenal technologique toujours plus abondant et plus sophistiqué. Les myriades d’artifices qui nous entourent et nous traversent constituent l’une des causes principales de l’amélioration constante de notre condition.
Électrisé par une communication instantanée, brutale, versatile, désormais incessante et planétaire, un débat public éclairé, créateur de solutions et de compromis, semble en passe de devenir structurellement impossible : controverses caricaturales, couvertures médiatiques enflammées, données mal comprises ou instrumentalisées, voire manipulées, sondages précipités, etc., ces mêmes logiques d’affolement collectif qui contribuent à nourrir le populisme alimentent ici les progrès de l’obscurantisme dans l’opinion.
Ainsi, à titre d’exemple, s’il apparaît que, dans certaines conditions, les pesticides peuvent avoir des effets négatifs sur notre santé et notre environnement, c’est alors le thème de la « chasse aux pesticides » qui surgit. On semble envisager sérieusement un monde « sans pesticides », idée d’autant plus étonnante qu’elle se double souvent du refus de tout OGM. Le fait que nous courrions alors le risque d’un effondrement de la production alimentaire mondiale, induisant de nouvelles famines, et celui du retour de redoutables maladies, deux fléaux dont l’éradication a précisément déterminé l’invention de ces mêmes pesticides, est, lui, minoré, voire absent du débat.
Autant il serait blâmable de ne pas examiner les sources des dangers domestiques, autant il deviendrait irresponsable de sombrer dans les outrances, les excès et les incohérences qui signent un retour de l’irrationalité, voire d’un anti-scientisme, dans nos sociétés inquiètes. L’œuvre immense et admirable de l’esprit nous a conduit au point d’aujourd’hui où l’on voit une humanité qui n’a jamais été composé d’autant de membres, qui n’ont pourtant jamais vécu aussi longtemps et n’ont jamais été aussi nombreux à être bien nourris, même si la malnutrition n’a pas disparu et si les inégalités demeurent, voire se creusent, dans ce cycle sans précédent d’accroissement des richesses.
Électrisé par une communication instantanée, brutale, versatile, désormais incessante et planétaire, un débat public éclairé, créateur de solutions et de compromis, semble en passe de devenir structurellement impossible
L’existence d’un progrès universel matériel n’est pas contestable. Les régions régulièrement victimes de sous-alimentation ont vu la proportion de leur population touchée par ce mal, à la fois fléau et scandale, tomber à 13 %, contre 25 % il y a un quart de siècle(1).
Dans un pamphlet vigoureux mais savant, Jean de Kervasdoué se remémore les conditions de son enfance, à la fin des années 1950, ironisant sur ce monde qu’il croit reconnaître dans certaines utopies actuelles, qui défendent une vie moins technologique mais sans prendre la peine de dire à quel degré de difficulté, de souffrance et d’inégalité il faudrait consentir si l’on opérait un tel retournement. Kervasdoué se souvient qu’il fallait alors laver les couches des bébés, gravir les étages par les escaliers (qui songeait alors aux handicapés ?), utiliser des garde-manger (et non des réfrigérateurs, encore inaccessibles au grand nombre), laver le linge à la main, se contenter de quelques jours de congés(2)…
Il fallait aussi et surtout se résoudre à mourir beaucoup plus vite. En effet, en même temps que se développait l’envahissement de nos existences par des machines et des produits, l’espérance de vie à la naissance est passée de 69 années pour les femmes et 63,5 années pour les hommes en 1950, à respectivement 85 et 79 années en 2016. Nous avons donc gagné en moyenne quinze ans de vie supplémentaire !
Parmi les innombrables problèmes auxquels l’humanité est confrontée, certains ont été enfantés par le progrès lui-même. Ils risquent d’être de plus en plus nombreux dès lors que la qualité et la durée de nos vies résultent de nos incessantes avancées scientifiques et technologiques. Ce que l’on peut dire de ce progrès, de l’esprit qui l’anime et des forces qui le portent, ne saurait atteindre son cœur et briser sa course. Il n’y a pas d’humanité sans progrès. Il est sa condition de possibilité. Ne nous y trompons pas, le progrès résulte lui-même d’un exercice incessant de la critique, épistémologique, scientifique, politique et morale. Le progrès et la critique ont partie liée. C’est pourquoi, contre les assauts désinvoltes, manipulateurs, démagogiques ou obscurantistes qui le menacent, nous devons veiller à faire vivre une critique progressiste du progrès.
(1) Selon les données fournies conjointement par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), le Fonds international de développement agricole (Fida) et le Programme alimentaire mondial (PAM).
(2) Jean de Kervasdoué, Ils ont perdu la raison. Diesel, nucléaire, pesticides, santé, OGM, énergie, science. Pourquoi les gouvernants prennent les mauvaises décisions, Robert Laffont, 2014, p. 31.