Moteurs et enjeux de la transition démographique
La question du vieillissement de la population s’est invitée dans le débat public à la défaveur de la crise Covid – les formes les plus graves de la maladie ayant principalement affecté les plus de 65 ans – et des récentes révélations sur la situation dans certains établissements médico-sociaux. Pour autant, ces deux actualités, aussi dramatiques fussent-elles, ne mettent en lumière qu’un aspect de la véritable transition que constitue la démographie pour la société française. Pour en mesurer l’ampleur, revenons sur les moteurs de celle-ci et les enjeux qu’elle véhicule.
Les trois moteurs de la transition démographique
Le premier d’entre eux est, sans surprise, la dynamique démographique.
Notre pays comptera, selon l’INSEE, 30% de plus de 65 ans en 2040 et 35% – soit 26 millions de personnes – en 2070. C’est sa structure même qui va s’en trouver modifiée, notamment dans l’organisation du financement de la solidarité nationale, ou encore dans le modèle d’accompagnement du vieillissement de la population, pour ne citer que deux conséquences parmi de nombreuses. Mais si l’on s’arrête aux projections de la décennie en cours, ce sont les 75-84 ans qui vont principalement voir leur nombre exploser – avec plus de deux millions de personnes supplémentaires – devant les 65-74 ans – avec un peu plus de 900 000 – et les 85 ans et plus – avec environ 400 000 –. Ces projections permettent donc de définir un ordre des réponses à apporter, faisant de notre décennie celle où il va falloir d’abord structurer l’accompagnement au maintien à l’autonomie, puis ensuite l’accompagnement à la perte de celle-ci. La dynamique sera inverse dans la décennie suivante.
Dernier élément, et non des moindres, le vieillissement ne sera pas uniforme sur l’ensemble du territoire : l’articulation entre le nombre de seniors et l’âge moyen sur un territoire va générer plusieurs scénarios – cinq selon le CGET[1] – et, de fait, un niveau d’urgence plus ou moins grand dans la prise en compte des effets de la démographie.
Le deuxième moteur de la transition se trouve dans notre modèle actuel.
En schématisant, notre modèle est avant tout sanitaire, porté sur le curatif, intégrant également la pise en compte de la dépendance. Il est ainsi porteur de deux biais majeurs au regard des projections évoquées précédemment : son coût, puisque les dernières années de vie des français génèrent d’importantes dépenses médicales et de résidence au sein des établissements médico-sociaux, parfois même des deux ; sa trop faible orientation préventive positionnant notre pays cinq années derrière les pays scandinaves en termes d’espérance de vie sans incapacité (EUROSTAT). Bien que certaines pathologies, comme le cancer colorectal, du sein, de l’utérus ou l’ostéodensitométrie soient aujourd’hui intégrées dans une démarche préventive, c’est bien une dynamique profonde de notre pays en matière de prévention qui doit être engagée.
Troisième moteur, la révolution anthropologique.
Si cette dimension pourrait apparaître comme secondaire, il ne faut pas en sous-estimer la portée réelle. La relation de la génération issue du baby-boom au vieillissement et à l’accompagnement de celui-ci ne sera manifestement pas identique à celle de la génération précédente. Désireux de rester maîtres de leurs choix, reconnus, acteurs de la société le plus longtemps possible, extrêmement rétifs aux propositions médico-sociales, les baby-boomers sont en passe d’impacter fortement notre manière collective de penser la prise en compte de la transition démographique.
C’est bien la combinaison de ces trois moteurs qui fait de la démographie une véritable transition, au sens où les conséquences de celle-ci vont être visibles dans de très nombreux domaines de la société et porteuses de nombreux enjeux à prendre en compte.
Les principaux enjeux de la transition démographique
Comme toute transition, la démographie est porteuse de défis nombreux et devant être collectivement relevés. Sans entrer dans une exhaustivité, impossible au regard du format de cette contribution, quelques grandes lignes peuvent néanmoins être proposées :
- Répondre aux urgences. Deux sujets semblent devoir être abordés avec célérité : la question des établissements médico-sociaux et l’attractivité des métiers. Le premier est à la fois imposé par l’actualité récente – et impose d’envisager les questions de contrôle pour le modèle commercial des EHPAD ou de la rénovation de l’immobilier pour le public – et par le temps long – comme le modèle des établissements médico-sociaux va devoir évoluer – tout en étant particulièrement sensible : il impose une évolution et est porteur d’incertitude quant au point d’arrivée, tout en imposant des investissements lourds. La question des métiers est, elle aussi, particulièrement urgente. Confronté à une tension très forte, avec une reconnaissance toujours très faible – même si des efforts ont été réalisés – le secteur peine à devenir attractif et semble incapable, pour le moment, d’envisager un élargissement du modèle.
- Penser le nouveau modèle. Si l’objectif est de penser la prévention, d’opérer un virage domiciliaire, il va donc falloir construire une offre articulée entre trois éléments structurants : la définition des produits et services qu’elle pourra contenir – santé de prévention (dont nutrition et activité physique adaptée), parcours résidentiel, mobilité et adaptation des territoires, inclusion sociale (dont la lutte contre l’isolement), soutien aux aidants, cadre éthique – ; l’organisation de son financement – quelle répartition entre offre prise en charge par la solidarité nationale, positionnement des organismes complémentaires et niveau de reste à charge – ; la réflexion sur la place que le numérique pourra occuper dans cette offre.
- Intégrer l’enjeu territorial. Si la transition démographique va impacter de manière inégale les différents territoires, elle va également imposer une prise en compte de leur singularité pour en relever les défis. Mobilité, accès aux soins, aux services, aux commerces, isolement, nombreuses sont les contraintes qu’il faudra surmonter pour permettre de bien vieillir. Ces disparités ne peuvent être prises à la légère : avec une société qui ne va cesser de voir le nombre de seniors augmenter en progressant dans le siècle, la capacité des territoires à leur proposer des conditions de vie de qualité sera au cœur des logiques d’attractivité. De plus, la prise en compte de la transition démographique va imposer une coopération forte entre tous les échelons de collectivités territoriales, puisque des compétences propres à chacune devront être mobilisées pour y parvenir. Citons ici le social, le transport, la formation, la culture, le développement économiquement, etc.
- Poursuivre le développement de la silver économie. L’accompagnement du vieillissement est producteur d’innovations dans de multiples champs – la technologie n’étant pas le seul axe – ouvrant la voie à la production d’emplois – même si nous en connaissons les problématiques – comme de richesse. Ces innovations, ces emplois et cette richesse vont immanquablement être intégrés à la réponse collective que nous allons devoir proposer, quelle que soit la position morale qui peut être adoptée par certains acteurs. Ce marché, qui doit évidemment obéir à des règles normatives et déontologiques adaptées au public, fait l’objet de réflexions stratégiques chez de nombreux acteurs français comme étrangers. L’accompagnement des acteurs français dans l’émergence d’une réponse domestiques coordonnée, de la place des entreprises étrangères dans celui-ci et d’une stratégie d’exportation de cette réponse, s’avère être un enjeu extrêmement important.
Le quinquennat qui s’achève aura vu de réelles avancées dans le domaine de la transition démographique, avec la création d’une branche de la sécurité sociale dédiée, un pilotage de celle-ci confiée à la CNSA, ou encore une revalorisation des métiers du grand-âge.
Il aura également été à l’origine de l’espoir d’une grande loi centrée sur l’autonomie, qui aura été déçu pour de nombreux acteurs, tout en permettant la rédaction de nombreux rapports précieux pour l’avenir, comme par exemple les rapports El Khomri, Broussy ou Libault.
A moins d’un mois du premier tour de l’élection présidentielle, et dans un contexte que nous connaissons tous, il semble acté que, sauf surprise, ce sujet n’émergera pas dans la campagne. C’est donc après cette période qu’il faudra au plus vite reprendre les débats pour que la transition démographique poursuive son chemin dans notre espace public. Le monde mutualiste est particulièrement bien placé pour y prendre toute sa part, puisqu’il sera au cœur de la définition du nouveau modèle, comme du financement de celui-ci.
[1] Commissariat général à l’Égalité des territoires, service d’administration centrale créé le 31 mars 2014 et remplacé en 2020 par l’Agence nationale de la cohésion des territoires.
Par Sébastien Podevyn, expert associé à la Fondation Jean Jaurès