La protection sociale complémentaire, espace d’expression de «solidarités intermédiaires»
Alors que des scénarii d’étatisation de notre système de protection sociale – voire du système de santé lui-même – se sont invités dans le débat public (« grande Sécu », assurance complémentaire santé obligatoire et universelle), poussant la logique d’uniformisation du deuxième étage de notre système d’assurance maladie à son paroxysme, nous pensons au contraire qu’il est possible de mieux exploiter les potentialités de notre système d’assurance maladie à deux étages, au bénéfice de tous les acteurs du système de santé, et, in fine, des Français. Comment ? En faisant de ce deuxième étage un espace d’expression des « solidarités intermédiaires » dont nos mutuelles sont historiquement porteuses.
Un bref retour en arrière s’impose pour comprendre les évolutions intervenues depuis plus de 30 ans dans le champ de la protection sociale complémentaire, lesquelles nous ont éloigné de cet objectif.
La loi Evin du 31 décembre 1989 a marqué le début de la construction d’un véritable marché de la complémentaire santé. Les politiques publiques menées depuis une dizaine d’années dans ce domaine ont accru cette orientation : au dirigisme réglementaire s’est ajouté en effet une mise en concurrence administrée des opérateurs, faisant ainsi jouer à plein des mécanismes de marché au cœur même du domaine de la santé.
Parmi les effets les plus notables de ces politiques publiques, on peut observer que les mécanismes de marché mis en place, même accompagnés de règles protectrices[1], ont verrouillé les marges de manœuvre des mutuelles en termes de solidarité. Celles-ci n’ont eu d’autres options que de se rapprocher de la mutualisation assurantielle des risques.
Autre effet imputable à ces politiques publiques : l’uniformisation du deuxième étage de notre système d’assurance maladie, au point que sa plus-value soit questionnée.
Pourtant, une autre voie nous semble préférable : exploiter les potentialités de notre système d’assurance maladie à deux étages, au bénéfice de tous les acteurs du système de santé, et, in fine, des Français.
Socle universel et solidaire, le premier étage d’assurance maladie est un ciment de notre modèle social. Il offre une prise en charge des frais de santé selon des règles identiques pour tous. Quand les Français plébiscitent la Sécurité sociale, c’est avant tout à l’Assurance maladie qu’ils pensent, et parfois à « leur » système d’Assurance maladie particulier. Car même pour ce premier étage, certaines communautés (agriculteurs, militaires) sont attachées au fait de disposer d’un régime spécifique, avec une action sanitaire et sociale ou des politiques de prévention dédiées.
À plus forte raison, le deuxième étage d’assurance maladie ne saurait être unique ou uniforme. Il doit permettre des modèles spécifiques de protection, adaptés aux besoins particuliers de certaines populations ou professions. Il en va du sens même de la notion de complémentaire. La mutualisation volontaire est en effet un acte qui doit rassembler des personnes qui partagent des affinités et des enjeux à une échelle moins large que celle de la communauté nationale. Cela doit notamment pouvoir s’exprimer par métier, corporation, groupe social en fonction de ses contraintes, de ses enjeux propres. Car il faut le rappeler, à l’instar des associations, les mutuelles sont aussi un moyen dont se dotent des communautés professionnelles, géographiques, bref, des communautés affinitaires, pour prendre en charge leurs besoins et trouver des solutions concrètes aux problématiques de vie qu’elles rencontrent, sans tout attendre des pouvoirs publics.
Ce modèle est encore aujourd’hui celui porté par les mutuelles de fonctionnaires (policiers, hospitaliers) et de militaires. Il constitue un moyen efficace de déployer une solidarité intergénérationnelle entre actifs et retraités. Même bousculés par les évolutions du paysage de la protection sociale complémentaire depuis une quinzaine d’années, les fondamentaux de ce modèle restent profondément solidaires.
Plutôt que de poursuivre dans la voie de la marchandisation de la protection sociale via les ouvertures à la concurrence, les pouvoirs publics devraient plutôt favoriser l’émergence ou le renforcement de ces « solidarités intermédiaires » – par profession et intergénérationnelles.
Ce deuxième étage de notre système d’assurance maladie, celui des « solidarités intermédiaires » entre la Sécurité sociale et l’individu, peut d’ailleurs trouver à s’exprimer en dehors du seul champ de l’assurance complémentaire, dans des domaines comme la prévention, le maintien du lien social, les difficultés de pouvoir d’achat ou l’accompagnement social.
Prenons l’exemple de la prévention. Nul besoin de revenir sur ses bienfaits et ses vertus, décrites depuis de nombreuses années par d’éminents spécialistes, sur un nombre considérable de spécialités médicales, de pathologies et de sujets sociaux. Mais si la prévention est si bien décrite et a été l’objet d’incantations politiques régulières jusqu’à aujourd’hui, force est de constater qu’elle ne constitue toujours pas le « cœur du système ».
Parmi les raisons qui expliquent cet état de fait, on peut citer une caractéristique des politiques de prévention : pour avoir un véritable impact, elles doivent être menées sur le long terme. En effet, le découplage temporel entre « Investissement » et « Retour sur Investissement potentiel » a une conséquence fâcheuse : la prévention du risque n’est pas simplement négligée, elle est considérée comme un sujet secondaire. En revanche, au sein d’une communauté, avec une population relativement stable et fidèle, une mutuelle affinitaire peut agir et définir de véritables politiques de prévention, d’autant qu’elle dispose d’une connaissance particulièrement fine de la communauté qu’elle protège, et des acteurs institutionnels de l’écosystème dans lequel elle s’inscrit, ce qui favorise une logique partenariale.
Une logique partenariale, ce qui suppose de modifier le pilotage actuel du système. Alors que les organismes complémentaires peuvent parfois à défaut être considérés comme des variables d’ajustement du régime obligatoire, ils doivent désormais être directement inclus dans le pilotage et la construction des politiques publiques. Pas dans une volonté de s’imposer au système mais d’apporter une contribution éclairante, complémentaire à celles des autres parties prenantes.
Les capacités d’innovation et de mise en œuvre opérationnelle des organismes complémentaires seront alors directement au service de ces politiques publiques, qu’ils auront participé à co-concevoir, lesquelles fixeront des priorités clairement établies en tenant compte des données, informations et projections que chacun apportera aux autres.
Nos politiques publiques doivent se nourrir des débats et de la pluralité des points de vue, jamais d’une vision unique. En réalité, les mutuelles affinitaires n’ont pas attendu une révolution systémique pour agir, mais ils l’ont fait sans que cela ne soit le fruit d’une démarche partagée, qui les engage avec les autres acteurs institutionnels sur des objectifs de santé publique communs, suivis et envisagés sur le temps long.
C’est donc une transformation en profondeur qu’il faut opérer. Confiance, contractualisation et action conjointe en seront les maîtres-mots.
[1] Absence de sélection médicale à la souscription pour les contrats responsables par exemple.