Perte d’autonomie : la liberté de choix du lieu où l’on vit
La prise en compte croissante, par la société, de la perte d’autonomie des personnes âgées et de l’allongement de la durée de vie, passe notamment par la question fondamentale de l’habitat et du « vivre chez soi ». C’est le constat de ce dernier débat du Lab-Place de la Santé sur le grand âge et l’autonomie. Synthèse.
Bon nombre d’études récentes, comme L’Observatoire-Place de la Santé 2018, mais aussi celle du Credoc pour Terra Nova, AG2R La Mondiale et la Caisse des Dépôts, montrent que la majeure partie de la population, et en particulier les personnes âgées, souhaite vivre le plus longtemps possible à son domicile. C’est ce que fait également ressortir la consultation préalable au projet de loi annoncé par le président de la République.
Pour autant, les personnes en perte d’autonomie n’ont parfois pas d’autre choix que de vivre dans des établissements pour personnes âgées. La question du libre choix de son lieu de vie reste au cœur des problématiques de la politique du vieillissement.
Toutefois, en dépit de ce désir de rester à domicile, la liberté de choix de son habitat est fortement marquée par des obstacles et des limites qui tiennent à un manque de lisibilité de l’offre existante, à des problèmes d’accessibilité, ainsi qu’à un risque de reste à charge, autant discriminant à domicile qu’en établissement.
Dès lors, les aînés sont-ils totalement maîtres de leurs choix ? Comment leurs proches aidants (conjoints, famille, amis, etc) participent-ils de ce choix ? Comment un choix libre peut-il réellement s’exprimer ?
C’est qu’en effet, derrière ce choix (ou ce non choix), se profile une angoisse contemporaine cruciale, l’impensé de la peur de la vieillesse, de la déchéance et de la mort.
Refonder la notion de « chez soi » : qu’est-ce qu’habiter veut dire ?
La question du choix de son habitat par la personne âgée met en jeu des déterminations économiques et sociales, mais aussi des dimensions technologiques et démographiques, ainsi que des facteurs psychologiques. Elle est donc centrale, car elle induit une modification assez importante de la vie des personnes, de manière analogue à la mise en place du parcours de soins.
La réflexion sur l’habitat doit s’appuyer sur trois types de mobilité des personnes :
- mobilité choisie ;
- mobilité d’ajustement : déménagement préventif/habitat inclusif (logements intermédiaires dans des centres bourgs) ;
- mobilité forcée : en fonction d’une problématique de santé, de perte d’autonomie ou de difficultés économiques, les personnes doivent changer de lieu de vie, dans l’urgence.
La liberté de choix de son habitat se présente sous deux angles :
- un angle juridique, qui concerne la question du consentement de la personne à l’entrée en établissement lequel est un droit absolu [1]. Néanmoins, la liberté du consentement ou du choix doit toutefois être bien distinguée de la vérité du consentement : que signifie le « oui » de la personne ? N’est-il pas pris dans un jeu de contraintes ?
- un aspect technique et économique : comment lever les freins techniques au soutien à domicile et permettre une accessibilité matérielle aux services à domicile.
La question de la liberté de choix de son habitat se pose en outre dans un cercle familial/de proches renforcé, et il peut arriver que les choix de mobilité soient assumés par l’entourage, en cas de perte d’autonomie de la personne. La situation des proches/aidants familiaux, qui peuvent jouer un rôle au moment de l’entrée en établissement, mais également en cas de soutien à domicile, constitue donc une autre dimension – en surplomb – à prendre en considération.
La question de l’habitat constitue un risque social, qui concerne la personne et son entourage. On aborde la question du lieu de vie en rapport avec le vieillissement, mais cela interroge aussi sur le rapport à la maladie (ai-je le choix du lieu où je vais mourir ?).
Au-delà de ces déterminations, la vraie question disruptive est : qu’est-ce qu’habiter veut dire ? En effet, il y a un droit à faire un « chez soi » du lieu où l’on réside.
Habiter chez soi, c’est développer un intime, pouvoir y exprimer une liberté de se nourrir, de recevoir des invités, d’avoir une vie sociale… « Habiter » vraiment, c’est entrer en relation avec son environnement de façon plus ou moins dense. Or, en établissement, cette notion de « chez soi » n’existe pas suffisamment. Même si certains établissements comportent des espaces ouverts sur l’extérieur, ceux-ci sont bien souvent considérés comme un « plus » ; il convient de renverser l’approche car, en principe, il devrait être possible de faire en établissement tout ce qu’il est possible de faire à son domicile historique.
Cet impératif du « chez soi » devrait permettre de dépasser le clivage domicile/établissement. La logique de l’inclusion par l’habitat doit s’appliquer à tout le réseau d’habitat, afin d’éviter d’en faire un nouveau segment de l’offre. Pour que le champ médico-social traditionnel rentre dans cette approche, il faut que l’habitat se mette au service de la personne et de ses proches, au service d’une fonction qui est d’avoir un « chez soi ». Il ne s’agit pas de poser qu’on a le droit d’habiter où l’on veut, mais il faut savoir si la perte d’autonomie est une contrainte légitime (à l’instar des problèmes économiques, ou de la perte d’emploi).
L’idée est de vivre autonome sans vivre seul, comme l’esquisse la notion d’habitat inclusif, posée par la récente loi Elan [2], ou bien à travers l’expérience des Ehpad « hors les murs », ou encore via le développement de logements intermédiaires. Dès lors, l’établissement ne sera plus un domicile de substitution. Par ailleurs, permettre le « vivre chez soi » en établissement nécessite une organisation particulière des équipes et du fonctionnement.
Choisir son lieu de vie de manière éthique et politique
Dimension politique et éthique du choix
La question du choix de son lieu de vie par la personne âgée reflète les valeurs de notre société ; elle résulte de décisions douloureuses, qui touchent à l’humain et au sens de la vie : choisir son habitat pour une personne âgée revient à établir le dernier choix de sa vie et c’est pourquoi chacun a le sentiment que ce choix devrait être une liberté absolue. Toutefois, ce choix est relatif, car il s’opère dans un système où le subi et le choisi sont métissés : le sous financement de l’accueil en établissement rend plus forte la demande du soutien à domicile, qui apparaît de fait comme un faux choix.
On peut considérer que c’est un devoir de la société de faire en sorte que ce dernier choix sur le sujet clé du domicile puisse mobiliser la plus grande part d’autonomie possible de la part d’une personne qui est en train de perdre son autonomie. Accompagner une personne, c’est l’aider à développer son autonomie, c’est-à-dire sa « capacité à se donner à soi-même sa propre norme » ; mais les personnes en perte d’autonomie sont souvent dans l’incapacité de faire valoir leur point de vue et d’exprimer un choix. L’exercice de la liberté d’une personne est en potentiel conflit avec celle des autres (notamment celle de l’entourage) et il est donc nécessaire d’inscrire la liberté de choix dans un univers qui compose avec celle des autres et qui tempère le choix individuel : la puissance publique, mise en jeu dans la garantie de ces choix, et l’intervention de multiples acteurs (aidants, entourage, médecins, professionnels du secteur…).
Enfin, s’agissant de cette question du choix du domicile de la personne âgée, il convient de prendre garde à la surpuissance du lien affectif, machine à perdre sa liberté et à faire des choix irrationnels. Réduire la charge émotionnelle liée à la fin définitive de l’habitat à domicile est très important car partir de chez soi est le signe que l’on va terminer son existence ; il faut développer une offre qui permette d’éviter de voir le départ de son domicile historique comme une bifurcation radicale qui engage la personne vers la fin de sa vie.
La réponse de l’inclusion
Afin de combattre l’assignation à sa propre situation de personne en perte d’autonomie et les mécanismes de relégation, l’inclusion est une grande réponse conceptuelle de la société.
Le travail accompli par Sophie Cluzel à cet égard en matière de handicap peut être pris pour exemple. Il convient de trouver des pistes marquées par une élasticité d’esprit et visant à informer, décloisonner, innover, intermédier, ou créer du temporaire.
L’allongement de la durée de vie active
Il a été observé une corrélation entre le départ à la retraite et le nombre de dépressions chroniques ainsi que les problèmes de santé. Sans le poser comme un principe général (cela dépend des types d’activités exercées), l’allongement de la durée de vie active peut être un moyen de réduire la charge qui pèse sur les personnes, comme sur leur entourage. Le fait de travailler plus longtemps permet une certaine densité du réseau social, manifeste la volonté de se maintenir dans la sociabilité et implique des choix à prendre, des questions à se poser. Une vie active prolongée fait baisser le taux de mortalité des adultes [3] et réduit le risque de démence des personnes de plus de 60 ans [4]. L’emploi de demain sera impacté par cette mutation démographique. Toutefois, le maintien en activité le plus longtemps possible après la retraite peut prendre plusieurs formes (emploi salarié ? Démarche civique ? Activité bénévole ?) et doit être pensé en lien avec le fait que le départ en retraite peut être perçu par les personnes concernées comme un poids pour la société, dans la mesure où les emplois ne sont pas remplacés.
La reconnaissance des métiers liés au vieillissement
Il est de la première importance de valoriser les métiers liés à la personne âgée : ces métiers sont vus de façon dévalorisée, alors qu’il faut une reconnaissance de la capacité et de la valeur sociale des personnes qui font ces métiers. Il est également nécessaire de valoriser la notion d’aidants car on ne peut pas travailler sur l’aidé sans valoriser l’aidant.
Les effets du réchauffement climatique
Dans son dernier rapport d’octobre 2018, le Giec prévoit qu’à l’horizon 2021, des vagues de chaleur estivale avec des températures avoisinant les 50° frapperont certaines zones en France… Après 2050, les phénomènes de canicule pourraient être plus fréquents et plus intenses, et rendre certains territoires inhabitables, en raison également de la montée des eaux. La géographie de l’habitat des personnes âgées est à repenser dans notre pays à l’aune de ces problèmes climatiques, qui risquent d’avoir des effets beaucoup plus grands pour les aînés (santé, déshydratation, …).
Le numérique
Les outils numériques doivent être mobilisés pour accompagner et augmenter les possibilités de choix du domicile pour la personne âgée. Le numérique constitue un extraordinaire facilitateur de choix pour les proches et les familles. Des choix devront être faits en la matière, avec les appareils, mais aussi en termes de climat.
Engager une réflexion globale
On est à un moment de choix capital, à l’heure où la société est de plus en plus confrontée aux enjeux de la séniorité [5], de vieillissement et de l’allongement de la durée de vie, et peine à y répondre. La question de l’habitat recoupe tous les sujets abordés lors des deux premières séances :
- le financement : rester chez soi va avoir un coût ;
- la santé : le DMP peut être un vecteur pour exercer le choix ;
- la question territoriale : choisir le bon niveau d’intervention et penser la politique du vieillissement en réseau, y compris avec des acteurs qui n’ont pas l’habitude de le faire ;
- la question climatique : faire des choix compatibles avec les besoins.
L’anticipation permet de développer la capacité d’accueil et d’organiser l’hébergement au mieux des intérêts et des besoins de la personne.
4 questions incontournables :
- Comment rendre l’habitat facteur de prévention (grâce aux nouvelles technologies) ?
- Comment faire en sorte que le soutien à domicile puisse se faire le plus longtemps et le plus coordonné et le plus lisible possible ?
- Comment s’assurer que le choix de la personne est respecté : des personnes qui ne peuvent pas exprimer leur capacité totale ou partielle pour s’exprimer sur leur propre choix ?
- Comment les établissements peuvent être une réponse de qualité à des besoins de la personne, et constituer réellement des « chez soi » pour les personnes qui y résident ?
Sortir d’un schéma d’aide sociale
Rester à domicile se fait au prix de la liberté des proches et, en même temps l’entrée en établissement entraîne une culpabilité des proches.
Tout ce qui touche à la perte d’autonomie est basé sur des schémas où l’aide familiale est réputée première (obligation alimentaire de la personne dépendante, malade ou handicapée).
Il conviendrait de sortir d’un schéma d’aide sociale à un modèle de sécurité sociale, afin de faire de l’entourage le bénéficiaire d’une aide publique, et non plus le débiteur, et de rompre avec l’idée d’une intervention publique subsidiaire. La construction d’un périmètre de solidarité est nécessaire, dans une approche sociétale.
Se situer dans une vision globale
Il convient d’accompagner une vision globale de la perte d’autonomie : le champ du handicap offre, de ce point de vue, des perspectives intéressantes pour décrisper le sujet du vieillissement.
Références
[1] La loi de décembre 2015 a posé l’obligation d’organiser un tête-à-tête entre le directeur de l’établissement et la personne âgée candidate à l’entrée en établissement mais les exigences procédurales ne sont pas de nature à garantir la vérité du consentement.
[2] Loi du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique.
[3] Selon une étude citée par la Fondapol de Wu Chenkai, Odden Mochelle, Fisher Gwenith, Stawski Robert, « Association of retirement age with mortality : a population-based longitudinal study among older adults in the USA », Journal of Epidemiology & Community Health, vol. 70, no 09, mars 2016, p. 917-923
[4]. Une étude de l’Inserm de 2013 montre que, pour chaque année travaillée en plus après 60 ans, le risque de démence (incluant la maladie d’Alzheimer) est réduit de 3,2%, mais aussi qu’une personne prenant sa retraite à 65 ans a 15% de risque en moins de développer ce type de maladie par rapport à quelqu’un qui prend sa retraite à 60 ans.
[5] Selon l’expression employée par Sébastien Podevyn, expert associé à la Fondation Jean Jaurès, pour évoquer l’idée d’une meilleure reconnaissance des salariés seniors par les entreprises.