L’accès aux soins courants et plus particulièrement aux prothèses auditives, aux équipements d’optique et aux prothèses dentaires s’est peu à peu invité dans le débat politique. En février 2017, tous les candidats ou leurs représentants s’exprimaient sur ce sujet, à l’invitation de la Mutualité française. Emmanuel Macron déclarait alors :
« Je souhaite réduire le reste à charge des ménages. Pour l’optique, le dentaire et l’audio, je souhaite que ce reste à charge soit réduit à zéro par une politique de responsabilisation de l’ensemble des acteurs de santé, de manière concertée avec les professionnels de santé. »
Il s’agit là d’un changement majeur. Nous nous sommes trop longtemps réfugiés derrière des taux de remboursement apparemment élevés, mais tirés vers le bas par la déconnection entre les bases sur lesquelles s’appliquent ces taux et les prix réellement pratiqués. Pour lutter contre le renoncement aux soins, il est temps de regarder la réalité en face en s’attaquant aux restes à charge qui limitent l’accès aux soins. Il faut donc se féliciter de l’orientation nouvelle qui se dessine. Mais avons-nous tiré toutes les conséquences du passage d’une solvabilisation, qui ne s’intéresse qu’au taux de remboursement sans s’interroger sur la pertinence des soins, les parcours, les prix, la qualité…, à une maîtrise du reste à charge qui prenne en considération tous ces aspects ? Un rapide survol des évolutions de notre système de protection sociale permet de mieux mesurer l’importance de ce changement de paradigme et les avantages et limites des différentes solutions.
Une construction aux étapes oubliées
En 1945, la majorité des dépenses de l’Assurance maladie était constituée de revenus de remplacement, alors qu’aujourd’hui les indemnités journalières ne représentent plus que 7 % des dépenses. La quasi-totalité de celles-ci est désormais consacrée au remboursement de soins. Cette lente évolution explique probablement pourquoi nous nous soucions si peu d’organisation, de régulation. Garder le regard fixé sur les taux de remboursement revient à défendre des droits devenus en partie fictifs. En effet les taux de remboursement n’ont de sens que s’ils s’appliquent à des prix connus à l’avance, opposables, que cette opposabilité résulte de prix administrés ou d’accords, quel que soit leur forme, entre professionnels de santé et financeurs. Pourtant, entre 1945 et 2018, sur 73 années, seulement 9 ont connu des prix opposables pour les honoraires médicaux. Les premiers tarifs opposables nationaux datent de 1971… et sont remis en question en 1980, lorsque Raymond Barre a autorisé les dépassements d’honoraires, régulièrement critiqués depuis mais jamais remis en cause. C’est cet écart entre les bases sur lesquelles s’appliquent les taux de remboursement et les prix réellement pratiqués qui explique l’augmentation continue des restes à charge pour les patients.
Les dépassements d’honoraires médicaux ne sont pourtant pas le seul problème, l’accès aux dispositifs médicaux, qui incluent les lunettes et les prothèses auditives, et aux prothèses dentaires est plus préoccupant encore. Il n’existe aucune forme d’opposabilité dans ces domaines et les prix ont toujours fait la course en tête dans leur compétition avec les remboursements !
Un haut niveau de remboursement, comme nous le connaissons en France lorsqu’il cohabite avec une liberté des prix pour une part de plus en plus importante des dépenses, concoure-t-il à une meilleure prise en charge ou entretient-il une logique inflationniste ? L’exemple de l’optique apporte une réponse. La considérable augmentation de la prise en charge par les complémentaires n’a pas permis une diminution corrélative du reste à charge. Elle a par contre entretenu une augmentation inutile de l’offre et donc des coûts de distribution. Les complémentaires ont davantage financé de nouveaux magasins d’optique que remboursé des lunettes. Il ne suffit pas d’augmenter les remboursements pour diminuer les restes à charge.
Des complémentaires en accusation
Chacun a intégré que le niveau des déficits – certes en baisse mais avec des secteurs négligés, comme le handicap ou le vieillissement, qui devront mobiliser des moyens importants – et l’endettement cumulé depuis de longues années rendent difficile une reconquête du terrain perdu par la Sécurité sociale. Aussi, lorsque l’on veut réduire le reste à charge, on se tourne naturellement vers les complémentaires… tout en s’interrogeant sur leur utilité ! Certains préconisent même leur suppression, soulignant qu’un régime obligatoire est par construction plus solidaire.
Une telle hypothèse est-elle crédible alors que depuis des décennies tous les gouvernements ont pris une direction opposée, transférant constamment de nouvelles dépenses vers les complémentaires ? Une telle hypothèse est-elle raisonnable au moment où l’enjeu n’est plus seulement la solvabilisation mais aussi l’organisation de l’offre et des parcours, domaines dans lesquels la politique conventionnelle des régimes obligatoire a montré ses limites ?
Ceux qui préconisent la suppression des complémentaires ont le sentiment que leurs dépenses non remboursées par l’Assurance maladie se réduisent au ticket modérateur. Or c’est loin d’être le cas. Le ticket modérateur des dépenses de ville représente moins de la moitié des dépenses des complémentaires. Les dépenses les plus dynamiques sont des dépenses qui ne sont pas du tout remboursées par la Sécurité sociale, comme les implants dentaires ou le forfait hospitalier, ou des frais dont les prix sont totalement déconnectés des bases de remboursement, comme l’optique ou les prothèses dentaires. Les complémentaires ne sont d’ailleurs pas moins présentes dans les départements alsaciens ou en Moselle, où le régime local rembourse presque à 100 %… des tarifs de la Sécurité sociale, mais pas des prix pratiqués.
En réalité, la maîtrise du reste à charge, quel que soit le financeur, passe d’abord par la recherche d’une nouvelle forme d’opposabilité des prix afin de stopper la course délétère entre les prix et les remboursements. Or, plus personne ne croit à un illusoire retour à des tarifs administrés pour l’ensemble des dépenses de soins. Il ne faut donc pas voir le copaiement comme une anomalie, mais au contraire comme une opportunité pour mieux réguler le système et imaginer des mécanismes de fixation des prix plus respectueux des différents partenaires.
Des solutions qui ne se résument pas à une augmentation des remboursements des complémentaires
Les sommes nécessaires pour réduire le reste à charge, dans les trois domaines pour lesquels le gouvernement s’est engagé, sont estimées à 4,5 milliards d’euros. Si certains ont rêvé, faisant preuve d’une immaturité économique étonnante, que les complémentaires pour- raient prendre en charge une telle dépense sans augmenter leurs tarifs, les hypothèses évoquées sont aujourd’hui plus raisonnables puisque la ministre de la Santé a récemment déclaré « qu’il n’est pas question de supprimer le reste à charge pour toutes les lunettes, audioprothèses et prothèses dentaires ». Seuls les patients optant pour un panier standard n’auraient aucun reste à charge. Est-ce la bonne solution ?
Les pouvoirs publics ont toujours fait preuve de schizophrénie en imposant des normes prudentielles destinées à mieux garantir les souscripteurs de contrats et en invoquant l’existence de ces réserves obligatoires pour demander aux complémentaires des inter- ventions supplémentaires sans modifier leurs tarifs. Si quelques marges peuvent exister ici ou là, le résultat technique moyen des complémentaires santé, proche de zéro, démontre que toute augmentation des interventions sera répercutée tôt ou tard dans la tarification. La tentation de vouloir normer, encadrer les interventions des complémentaires n’est pas nouvelle. C’est la réponse qui avait été imaginée pour favoriser l’accès des retraités aux couvertures complémentaires, c’est ce qui est à l’œuvre dans les contrats responsables. Cet encadrement excessif a pour conséquence une accélération de la sélection des risques en déplaçant la concurrence entre offreurs de soins vers les financeurs sur le seul critère de prix. Une telle concurrence favorise en effet les acteurs qui choisissent de limiter leurs interventions aux niches les plus solvables plutôt que de chercher à couvrir des populations plus larges en mettant en œuvre des mécanismes de mutualisation.
Le choix est simple. Soit on considère que les régimes obligatoires peuvent garantir une prise en charge de l’ensemble des dépenses de santé, mais il faut expliquer comment résoudre l’équation économique et répondre à l’enjeu d’organisation, soit on organise mieux l’intervention des complémentaires pour qu’elle contribue à la régulation du système de protection sociale.
« L’entre-deux » actuel nourrit les difficultés d’accès aux complémentaires pour les plus fragiles, complémentaires pourtant devenues indispensables pour se soigner, et contribue au développement des dispositifs des filets de sécurité comme la CMU. Alors que l’enjeu essentiel est l’organisation du parcours de soins des patients, n’est-il pas possible d’imaginer des solutions qui privilégient l’engagement des acteurs et leur responsabilisation pour une véritable diminution du reste à charge ? La contractualisation entre financeurs et professionnels de santé est l’objet de débats passionnés mais souvent caricaturaux et simplificateurs, alors qu’il faudrait faire preuve de pragmatisme et mieux prendre en compte les caractéristiques des différents secteurs.
Peut-on comparer l’optique, dans laquelle les régimes obligatoires ne couvrent plus que 3,6 % de la dépense, et le secteur dentaire, où le décrochage du prix des prothèses dentaires des bases de remboursement est le fruit d’une politique d’économies à courte vue qui a conduit à une dévalorisation des soins conservateurs ? Dans le premier cas, la solution passe à l’évidence par un renforcement des relations contractuelles entre opticiens et financeurs pour développer des accords qui mettent fin à la course délétère entre prix et remboursements. Comment diminuer les restes à charge si on ne met pas fin aux pratiques souvent dénoncées de ce qui est pudiquement appelé « l’ajustement », qui consiste à adapter l’offre au niveau de remboursement? Est-ce par une offre imposée aux acteurs, financeurs comme opticiens, qui existera sur le papier mais pas dans la réalité parce que contrainte et irréaliste économiquement ?
La question de la filière dentaire est très différente. Les mêmes professionnels pratiquent des soins conservateurs, qui globalement représentent les deux tiers de leur activité et le tiers de leurs revenus, et des soins prothétiques, qui leur procurent les deux tiers de leurs revenus pour un tiers de leur activité. Comment imaginer qu’un accord sur le prix des prothèses, qui ne sont plus financées qu’à hauteur de 18 % par les régimes obligatoires, ne soit pas articulé avec une revalorisation des soins conservateurs, sur lesquels les complémentaires n’interviennent globalement que pour couvrir le ticket modérateur. Ne faudrait-il pas commencer par rééquilibrer les interventions des deux financeurs pour éviter d’aller au bout de la logique actuelle, qui conduit à l’émergence d’une offre dite « low cost » exclusivement consacrée à l’activité prothétique, évidemment d’autant plus « rentable » qu’elle n’est pas pénalisée par la pratique de soins conservateurs ? Le secteur dentaire exige à l’évidence une négociation globale qui prenne en compte l’ensemble des enjeux de santé publique, y compris les domaines délaissés avec de lourdes conséquences sanitaires comme la santé bucco- dentaire des personnes âgées.
L’audioprothèse répond encore à un autre modèle. Certes, comme pour l’optique, l’offre a considérablement augmenté (entre 2000 et 2017, le nombre d’audioprothésistes a plus que doublé) mais si le nombre d’appareils vendus a connu la même progression, il y a néanmoins un sous-équipement encore important. On estime à plus de 6 millions les personnes présentant une déficience auditive, moins de 2 millions sont équipées. Le débat porte sur le prix, qui ne représente pas que le coût de l’appareil mais le service associé, l’adaptation et le suivi. La plupart des observateurs, rejoints par les professionnels du secteur, estiment qu’une approche trop centrée sur le prix de l’appareillage, qui peut aller jusqu’au découplage entre appareil et prestations de suivi, présente des risques notamment en termes d’observance (la France est bien placée dans ce domaine puisque l’on estime à seulement 10 % le taux d’appareils vendus et non portés). Mais le paiement forfaitaire doit s’accompagner d’une grande vigilance sur le suivi et offrir des solutions réellement applicables, en cas de déménagement des patients par exemple. À l’évidence, le rôle de l’audioprothésiste n’est pas comparable à celui d’un opticien, mais on ne peut imaginer que l’effectivité du suivi ne soit pas mieux mesurée et évaluée.
Ces trois exemples montrent bien qu’il faut sortir des postures et engager un dialogue entre les acteurs, qui, sinon, se verront imposer des solutions inadaptées ou difficilement applicables. Le débat sur le reste à charge est l’occasion de dépasser les clivages trop longtemps entretenus entre les acteurs. Le rôle des pouvoirs publics est davantage de faciliter ce rapprochement que d’imposer sa solution. De véritables usines à gaz ont été inventées dans un passé récent, pour les retraités par exemple, sans que cela n’apporte de réponse aux difficultés des intéressés.
La référence à des taux de remboursement ayant perdu tout sens est une illustration de notre attachement à une égalité de droits, même si elle n’est qu’illusion pour une partie de la population. L’approche par le reste à charge permet de progresser vers une égalité de fait et de sortir de l’hypocrisie qui entoure bien des discours sur la Sécurité sociale. Il serait dommage que cette occasion de réformer notre système pour améliorer l’accès aux soins soit gâchée faute de confiance faite aux acteurs. L’État doit être plus exigeant en fixant des objectifs ambitieux pour diminuer le renoncement aux soins, mais laisser plus de marges de manœuvre aux acteurs pour ne pas brimer leur capacité d’innovation.
Étienne Caniard
Avec l’aimable autorisation de reproduction de la revue du Haut Conseil de la santé publique – adsp n° 102 de mars 2018 –